Favoriser le retour à la « légalité ordinaire » au sortir de l’épidémie de covid-19 et la clarification des « régimes d’exception »
Texte législatif
Favoriser le retour à la « légalité ordinaire » au sortir de l’épidémie de covid-19 et la clarification des « régimes d’exception »
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Tout État libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de péril. » L’opinion de Rousseau, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne de 1772, n’a rien perdu de son acuité en 2020.
1. Pour gérer l’épidémie de coronavirus, les pouvoirs publics ont utilement pu mobiliser, dès le mois de mars, de précieuses ressources offertes par le droit. Ainsi de la théorie des circonstances exceptionnelles dégagée par le Conseil d’État avec l’arrêt « Heyriès » du 28 juin 1918, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, et de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique (CSP), créé par la loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur. Puis la progression du virus a motivé la création d’« un régime particulier de l’état d’urgence pour disposer d’un cadre organisé et clair d’intervention [en cas de] catastrophe sanitaire » (Cons. d’État, avis du 18 mars 2020 sur le projet de loi « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 »). Ce nouveau régime, issu de la loi du 23 mars 2020, figure aux articles L. 3131-12 à 20 du CSP.
Or, d’une part, ces dispositifs ont permis l’adoption de nombreuses mesures pendant les dernières semaines, au niveau national comme local. Des mesures ont aussi été prises sur des fondements différents, parfois difficiles à cerner, comme la suspension des délais de transmission des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) par le Conseil d’État et la Cour de cassation, et d’examen par le Conseil constitutionnel. En effet, la constitutionnalité de la loi organique du 30 mars 2020 « d’urgence pour […] », adoptée sans respecter le délai de l’article 46 de la Constitution, a été justifiée par ces 5 mots : « circonstances particulières de l'espèce » (Cons. constit., n° 2020-799 DC, 26 mars 2020).
Il en résulte aujourd’hui un volume de mesures d’exception considérable, pour lequel la part visible pour le citoyen correspond inéluctablement à la « face émergée de l’iceberg »…
D’autre part, les pouvoirs publics ont souvent veillé à prévoir une durée d’application limitée de ces dispositifs ou mesures, tel l’article 7 de la loi du 23 mars précitée, disposant que le nouveau chapitre du CSP « est applicable jusqu’au 1er avril 2021 ». Mais ces durées restent théoriques, risquant d’excéder celle de la crise sanitaire, et il n’est pas évident que toutes les mesures adoptées aient été enfermées dans le temps.
Ce caractère temporaire est pourtant de l’essence des légalités d’exception en régime démocratique. Les professeurs Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel le relèvent, pour illustrer l’image respectable du sauveur de la cité en temps de crise : « Cincinnatus fut deux fois dictateur à Rome, en 458 et 439 av. J.-C. et retourna à sa charrue. » (Droit constitutionnel et institutions politiques, 33e éd.). Pendant la période 2015-2017 d’application de l’état d’urgence, les Conseils constitutionnel et d’État ont plusieurs fois rappelé la nature transitoire de ce dernier. Le 13 avril 2020, un collectif de 24 juristes affirmait encore : « La santé du corps social impose que toutes les mesures attentatoires aux droits et libertés garantis par la Constitution soient abolies à la fin de l’état d’urgence. » (« L’urgence des libertés », Libération).
Il serait donc opportun que, au-delà des dispositions de l’article L. 3131-13 du CSP organisant, pendant l’état d’urgence sanitaire, le contrôle parlementaire des mesures prises par le Gouvernement au titre de celui-ci, soit prévue, après la crise, la transmission au Parlement d’un rapport recensant les dispositions de nature législative et réglementaire adoptées pour faire face à l’épidémie. Ce document permettrait à la fois d’informer la représentation nationale et le public de l’étendue réelle des mesures prises, et de favoriser un retour le plus complet possible à la « légalité ordinaire ». Il préciserait à cette fin la durée d’application de ces dispositions et celles qui, devenues sans objet, peuvent faire l'objet d'une abrogation expresse. Et, pour ne pas gêner le travail de l’administration pendant la période actuelle, un délai raisonnable – 6 mois après la fin du confinement – serait accordé au Gouvernement pour préparer ce rapport.
2. Ce besoin de transparence et de retour à la « normale » paraît en outre appeler plus largement une réflexion sur la cohérence des légalités d’exception en France. Comme l’a écrit le professeur Dominique Rousseau : « Attention à ne pas multiplier les situations d'urgence, au risque que le régime d'urgence ne devienne le régime normal. » (Entretien par M. Revol, « Attention à ne pas multiplier les états d'urgence », Le Point, 22 mars 2020).
S’agissant de la « multiplication » de ces légalités, un comparatif entre la situation actuelle et leur énumération, faite lors de l’examen du projet de première prorogation de l’état d’urgence en 2015, en témoigne. Cet inventaire mentionnait déjà : les pleins pouvoirs de l’article 16 ; l’état de siège de l’article 36 de la Constitution ; l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955 ; la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (actuel art. L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) ; les dispositions du code de la défense sur les réquisitions reprenant des textes de 1877 et 1959 ; et l’arrêt « Heyriès ». Or, à cette liste à la Prévert, s’ajoutent, depuis la loi du 5 mars 2007 précitée, les articles L. 3131-1 et s. du CSP et, depuis celle du 23 mars 2020, les articles L. 3131-12 et s. du CSP. Et, encore, la loi « Tréveneuc » du 15 février 1872 relative au rôle éventuel des conseils départementaux dans des circonstances exceptionnelles est-elle systématiquement éludée…
Concernant ensuite la « permanence » des régimes d’exception, la France, bien qu’ayant connu sous la Ve République, 1 application de l’article 16 (1961), 7 de l’état d’urgence (1958, 1961-1963, 1985, 1986, 1987, 2005, 2015-2017) et 1 de l’état d’urgence sanitaire (2020-…), semble rester dans l’exceptionnel depuis le décret présidentiel de 2015 déclarant l’état d’urgence. Se sont en effet succédé voire chevauchés : 6 lois de prorogations de ce dernier, jusqu’au 1er novembre 2017 ; la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, expérimentant jusqu’au 31 décembre 2020 des dispositions inspirées de la loi de 1955 ; le décret du 3 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19 ; et la loi du 23 mars 2020, avec des dispositions applicables potentiellement jusqu’au 1er avril 2021… Au crépuscule de l’année 2020, en France, un enfant fêtant ses 5 ans pourrait ainsi n’avoir jamais connu la « légalité ordinaire » !
C’est pourquoi, il serait utile que, dans le prolongement du recensement demandé, le rapport examine la possibilité et les moyens de clarifier les nombreux dispositifs visant à gérer les circonstances exceptionnelles.
3. Sans doute sera-t-il opposé à la présente proposition, qu’elle risque d’être analysée comme une « injonction du Parlement au Gouvernement et [qu’elle] ne relève pas [entièrement] du domaine de la loi », pour citer le Conseil d’État dans son avis précité sur le projet de loi « covid-19 », à propos de la disposition imposant au second la transmission d’informations relatives à la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire.
Cependant, par dérogation à la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le sujet (CC, n° 2009-579 DC, 9 avril 2009), de tels mécanismes d’information ont été intégrés aux articles 4-1 de la loi de 1955 et L. 3131-13 du CSP, pendant respectivement l’état d’urgence 2015-2017 et l’état d’urgence sanitaire actuel – certes, à la faveur d’une absence de contrôle de constitutionnalité.
En outre, des lois adoptées en période « ordinaire » comportent ponctuellement des dispositions prévoyant la remise, par le Gouvernement au Parlement, d’un rapport sur un sujet dépassant le domaine de la loi. D’ailleurs, la présente proposition a moins pour effet d’entrainer un contrôle de l’action du premier ou une immixtion dans le domaine réglementaire, l’exposant à violer le principe de séparation des pouvoirs, que de contribuer à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, tiré de la Déclaration de 1789 et dont l’œuvre gouvernementale de codification est à l’origine (CC, n° 99-421 DC, 16 novembre 1999).
Surtout, le Conseil d’État a bien pu discerner, dans la Grande Guerre, des circonstances exceptionnelles justifiant le recours au règlement autonome (CE, « Heyriès »), et le Conseil constitutionnel, dans la crise sanitaire, des « circonstances particulières » autorisant à déroger aux règles de procédure de la Constitution (CC, 26 mars 2020). Aussi, face à ces positions allant a priori à rebours de l’État de droit, et que seuls légitiment la nécessité et le caractère transitoire de la solution consacrée, la fin d’une crise ne pourrait-elle pas à son tour être interprétée comme une circonstance exceptionnelle motivant des mesures dérogatoires visant à rétablir la « légalité ordinaire » ? C’est une question qu’il reviendra évidemment aux institutions compétentes de trancher le moment venu…
PROPOSITION DE LOI
Article unique
La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 est complétée par un titre V ainsi rédigé :
« TITRE V
« RETOUR À LA LÉGALITÉ ORDINAIRE
« Le Gouvernement remet au Parlement, avant le 1er décembre 2020, un rapport recensant les dispositions de nature législative et réglementaire adoptées pour faire face à l’épidémie de covid-19. Ce rapport précise leur durée d’application et quelles dispositions devenues sans objet sont susceptibles de faire l'objet d'une abrogation.
« Ce rapport étudie en outre la possibilité et les moyens de clarifier les dispositifs juridiques destinés à faire face à des circonstances exceptionnelles. »